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QAMANIQ, LÀ OÙ LA RIVIÈRE S'ÉLARGIT


Avant de mettre le pied à l’extérieur du petit Twin Otter qui allait nous larguer dans ce territoire immense, en croisant le regard de Charlotte, j’ai perçu dans ses yeux qu’elle semblait confiante. Je crois que je lui avait laissé l’impression que je connaissais tous les détails de l’expédition, que tout allait être ok par contre je savais que ce n’était pas le cas.

Malgré le vent brutal du Nord qui poussait des sifflements acerbes alors qu’elle ouvrit la portière de l’appareil, elle entreprit d’un pas assuré la descente des petites marches de métal qui la menait sur ce terrain vaste et isolé. Nous nous

au centre d’une vallée, entourés de montages grandioses semblables à des monuments d’une hauteur culminante impressionnante. L’air lourd de vapeur d’eau et de brume rendait le moment funeste.

On percevait en bordure de la piste de terre la rivière Koroc, dont la source remonte à un glacier provenant des pentes enneigées du mont Caubvick, le point le plus haut du Québec et de Terre-Neuve-et-Labrador. Malgré la mauvaise visibilité et les nimbostratus prisonniers des sommets avoisinants, il avait été possible d’atterrir en fin d’après-midi dans le parc national Kuururjuaq, dans la chaîne de montagnes Torngat. Parcouru depuis des millénaires par les Inuits de la région, il est l’objet de nombreuses légendes; Torngat (Tongait en inuktitut) signifie d’ailleurs « la place des esprits ».

Courir 100km en 5 jours en autonomie complète était le défi que Charlotte s’était lancé quelques mois plutôt, dans le but d’aller s’immerger de la culture de ses ancêtres qui parcouraient ce territoire de chasse depuis des millénaires entre les sommets en dents de scie et des fjords découpés par les glaciers, où l’on croise des ours polaires et des caribous se promenant au milieu de rochers. Elle souhaitait poser un regard sur le lien entre le dépassement de soi dans le cadre de ce défi et la douleur vécue par son peuple depuis que les hommes blancs avaient envahi le territoire.

Maintenant sur place, au premier jour de la réalisation de cette expédition, la luminosité descendante nous rappelait qu’il fallait faire vite. Il fallait arriver au campement avant la nuit et plusieurs kilomètres était encore à faire avant que la lumière ne tombe et que la température ne baisse abruptement. C’est tout juste avant de commencer notre déplacement que Charlotte me raconte la légende de Sedna, déesse inuite tapie dans les profondeurs de la mer et grande protectrice de la nature. Quand quelqu’un transgresse ses règles, elle se met en colère. L’harmonie, qui règne habituellement dans le monde des Inuits, est alors rompue. Sedna libère le gibier et rétablit les bons rapports entre les Inuits et leur monde, mais les chasseurs doivent se souvenir de respecter tous les êtres vivants s’ils souhaitent maintenir l’harmonie.

« We have to remember that we are on Inuit land called Nunangat. Inuits have been here for thousand of years and we have to respect that all the time. Everything around here has a spirit; the mountains and the land, the rocks, the water, the fog. » - Charlotte

L’avion nous laisse à nous-même, et repart vers Kangiqsualujjuaq, le petit village le plus près qui se trouve à quelques centaines de kilomètres de là. Nous nous engageons vers le centre de la vallée où nous nous trouvons rapidement devant la Koroc. La traverser nous semble le seul choix possible pour arriver au point de campement prévu pour la première nuit. Mon regard se pose sur le visage de Charlotte dont la chevelure mouillée par la pluie colle à sa peau. J’observe cette mère de 31 ans et chanteuse de gorge, la force singulière de cette femmes se reflète dans tous ses mouvements. Décidées à parvenir de l’autre côté du chemin d’eau, nous retirons pantalon, bas et bottes. N’ayant jamais vécu d’expérience similaire, elle se questionne; quelle est la limite que son corps peut accepter, qu’est-ce qui la pousse à faire un pas de plus? Elle sait qu’elle trouvera la réponse de l’autre côté de la rivière, mais le premier obstacle de notre quête l’emmène à douter de ces capacités. Avec son sac immense sur le dos, elle ose se lancer en approchant le pied en bordure du courant. Ses yeux fixent le ressac qui se forme autour de sa cheville qui pénètre lentement dans l’eau glacée. Je connais bien ce sentiment qui nous bouleverse l’intérieur et qui nous dit de tout stopper et de revenir à la maison. À ce moment, je suis certaine qu’elle me dira que c’est trop pour elle, qu’elle ne peut plus continuer et je comprends bien à quel point, parfois, on peut se sentir démunie face à un obstacle qu’on croit insurmontable. J’entrevois une force mystérieuse dans ses pupilles. Je pense y percevoir une brèche de détermination. D’où provient cet élan de courage? Je sens que Charlotte transpose ses peurs en énergie pour pouvoir continuer d’avancer. Tranquillement, son regard se lève et fixe maintenant les cimes des monts de l’autre côté du sentier d’eau. Tout son être se transforme, étrangement cet obstacle devant elle ne semble plus être quelque chose d’insurmontable. Je crois qu’elle est allée puisé en elle, la résilience de s’engager dans le courant et de le traverser. Je reconnais sa détermination. Elle m’a tant parlé des blessures qu’elle entretient face à sa nation qui souffre encore aujourd’hui de plusieurs erreurs qui ont été commises par les Canadiens. Chaque jour elle se bat pour mettre fin aux injustices et abus du colonialisme auxquelles font face sa communauté. En tant que femme aux valeurs engagées, elle ne cesse de repousser ses limites, c’est pourquoi j’ai confiance qu’elle réussira à traverser le courant lorsque celui-ci lui monte aux cuisses.

La rigueur de sa détermination lors de ce passage et chaque pas qui la rapproche de la rive me rappelle l’assurance et la force avec laquelle les joueurs de tambours de la nation Inuit frappe leur instrument et font résonner leur voix ensemble avec plusieurs variations de chants. Banni par l’église et le gouvernement Canadien l’instrument était vu à l’époque comme une confrontation à la religion et au mode de vie. Je sens que plus elle avance vers la rive opposée plus elle prend confiance en elle. De mon côté, certains doutes viennent croiser mes pensées, je me demande; Sommes-nous assez entraînées pour réaliser ce genre d’expédition, qu’est-ce qui viendra à la suite de ce premier défi rencontré, comment retrouverons-nous notre chaleur après avoir humidifié tout notre matériel au jour 1 de l’expédition? Pas à pas, aux côtés de Charlotte, j’apprends à me laisser guider par la confiance du moment présent. Malgré l’appréhension de la suite des choses, je sais qu’elle est totalement connectée à l’environnement qui l’entoure. Elle fait confiance à ceux qui sont passés au même endroit qu’elle il y a des centaines d’années et qui la protège, ceux qui ont laissé les immenses ensembles de roches empilées appelées inuksuit, présents dans cette région sauvage. En inuktitut, le terme inuksuk signifie « agir en tant qu’être humain ». C’est une extension du mot inuk, qui veut dire « être humain ». Outre leurs fonctions terrestres, certaines figures ont une connotation spirituelle et sont l’objet de vénération, marquant souvent le paysage spirituel des Inummariit, c’est-à-dire les personnes qui savent comment survivre sur la terre en respectant le mode de vie traditionnel.

On sort de l’eau bouillonnante sur la rive opposée ensemble en relâchant un souffle d’angoisse retenu dans nos poumons sous nos manteaux Gore-Tex détrempés. Nous échangeons des sourires malgré le moment d’adversité que nous venons de vivre. De longs kilomètres restent à être parcouru dans les prochaines jours, mais nous sentons que la journée s’achève sous la lumière qui faibli derrière nous, laissant une délicate lueur dans la trace sinueuse de nos pas immergées d’eau. À nos pieds, devant nous, se trouvent des magnifiques herbes à coton, dont la soie commence à se répandre dans le vent de la fin août.

Assise en tailleur devant un simple repas de chili et mon vieux réchaud dont la flamme vient de s’éteindre, emmitouflée sous ma veste de duvet, j’entends Charlotte, au loin qui laisse sa voix se bercer dans le vent en un élan tout naturel. Comme elle me l’apprendra plus tard ce chant haleté et guttural appris de mères en filles est le symbole de la transmission des valeurs traditionnelles entre les aînées au jeunes des générations d’aujourd’hui. Il raconte parfois des histoires sur l’environnement du Grand Nord et transmet le bruit du vent, de la rivière ou le cacardement des oies blanches sauvages. C’est aussi un chant qui a persisté malgré le contrôle qu’a voulu avoir le gouvernement sur les Premières Nations. Vers les années 1960 et 1970, il existait un programme gouvernemental qui plaçait des enfants autochtones dans des familles non-autochtones afin qu’ils soient intégrés à la société Canadienne sans l’accord des parents. Tant de douleur se trouve enfouie dans la mémoire de Charlotte et de sa nation.

Elle me retrouve autour du repas de fortune que j’ai concocté. Je suis émue de me trouver face à elle, concernée par la transmission de sa langue et des moeurs qui sont totalement différents des miens. De là où je viens dans le Sud, en ville, on vit tous un peu individuellement, mais ici dans le Nord c’est différent. Lorsqu’un Inuit transmet de l’enthousiasme ou du désarroi, c’est toute sa nation qui le ressent. Le message passe de famille en famille peu importe la grandeur de l’immense territoire sur lequel ils habitent.

Traverser la rivière Koroc et finir la première journée de cette expédition était peut-être l’un des événements les plus angoissant auxquels Charlotte a été confrontée jusqu’à maintenant, mais je crois qu’en voulant donner sa voix pour exprimer ce que son peuple a ressenti jusqu’à maintenant elle sera en mesure de prendre la force nécessaire dans ces moments d’adversité pour alimenter le feu intérieur qu’elle porte en elle, celui d’inspirer sa génération à reconnaître le territoire des Premières Nations, et à ouvrir des voies de dialogue, où l'histoire partagée et les histoires distinctes des peuples des Premières nations, des Inuits et des Métis et des Canadiens peuvent être explorées. Je souhaite de tout coeur que son message soit propagé au delà des frontières comme les Aya-yait, les chansons de voyage qui sont transmises de génération en génération afin d’aider les voyageurs à mémoriser une série de directions pour les longs voyages.

Qamaniq, « là où la rivière s’élargit » en inuktitut, c’était 100 km parcourus pendant quelques jours, en autonomie complète. C’est aussi là où, comme la rivière, nos horizons se sont élargis.


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